ABBEY LEE KERSHAW © bright star

Beaucoup de robes, beaucoup de maquillage, beaucoup d'accessoires, beaucoup de gel douche et un passeport. J'ai fait ma valise, je suis partie à Londres. Elle m'a appelée, ma mère. Pour me redonner l'adresse de l'appartement qu'elle m'avait acheté. Pour me re-signaler qu'elle m'avait envoyé le numéro d'une amie journaliste à elle, amie qui attendait que je l'appelle. Mais je ne me fais pas trop de soucis. Les journalistes anglais sont occupés, elle oubliera que je devais appeler. Je suis paumée. Je déteste mon accent anglais, je me déteste d'avoir saisi l'opportunité maternelle. Je me déteste d'avoir manigancé pour obtenir d'habiter dans ce quartier qu'en fait je ne connais pas. Je ne connais rien, je ne comprends rien et tout est beaucoup trop cher. Mon père m'écrivait qu'il y avait des écureuils, à Londres. Je n'en ai pas vu un seul. Dépitée. En même temps, je n'ai jamais vu mon père non plus. Et puis il y a dans ma chambre peu meublée un immense miroir obsédant, je l'apprivoise. Je suis sortie, les gens ne savent pas que je suis une touriste. Tant que je parle pas. Je me fonds dans la foule, ça a du bon. Mais personne ne me vient en aide, du coup. Je suis indépendante, mais pas autonome. Ou est-ce le contraire ? Perplexe. Je suis entrée dans ce bar, il ne me faisait pas spécialement de l'oeil. Mais le bar en bas de chez moi, c'est bien si je le connais et que lui, il m'apprivoise. En l'occurrence c'est une elle qui m'a apprivoisée. La patronne doit avoir quarante ans, ou peut-être qu'elle est plus jeune et que le temps l'a nargué et a marqué son visage. Je lui ai demandé, pour le théâtre. Elle m'a dit que oui, y en avait, mais l'été c'est compliqué. Elle a dit que la nuit, ce bar-là, le CATERPILLAR, il passe du jazz. Et les gens viennent. Elle a dit que je pourrais danser et elle me payerait. En fait, je ne crois pas qu'elle va me payer. Mais je peux venir manger tous les jours ici gratuitement, et rencontrer des gens. Je ne sais pas non plus si elle veut plutôt que je danse. Ou plutôt que je chante. Je crois que je préfère chanter, parce qu'ici il n'y a pas de quoi faire de spectacle. Mais le quartier, je l'ai bien choisi je pense. Quand on y pense, je suis bien naïve d'avoir pensé au quartier de mon père. C'est pas comme si j'allais tomber un jour sur une énorme affiche Petit Bertillon je pense à toi. Il est parti pour de bon, cette fois, il me l'a dit. Je pense qu'il est en Australie, moi je n'ai aucune envie d'aller là-bas. D'ailleurs, je n'ai pas envie de le voir. Mais quand même. Dans ma valise, j'ai menti. Il n'y a pas que des robes et du maquillage. J'ai toutes ses lettres aussi. Tous ses dessins de Soho, tous ses collages de tickets de théâtres et de concerts, tous les noms des rues. J'en ai reconnu deux, deux noms de rue. Il y a Old Compton Street et il y a Wardour Street. C'est vrai qu'il y a beaucoup de sex-shops, mais ils sont très lumineux, très designs et très propres. J'ai regardé la vitrine pendant longtemps, et j'ai vu dans le reflet que des passants me lançaient un regard en coin puis s'en allaient vite. Ils ont peur que je sois contagieuse, et qu'eux aussi se mettent à regarder les vitrines des sex-shops de leur quartier. Ou alors ils ont peur de moi, ils se disent que j'incarne la jeunesse féminine qui ne se pose plus de limites. Si ils savaient le nombre de limites que je me pose. Je n'arrive pas à marcher normalement sur des pavés, il faut toujours que j'évite les marques, et que je marche sur les dalles. Et quand on doit aller au douzième étage d'un immeuble, je demande où est l'escalier, parce que j'ai beaucoup trop peur de me retrouver coincée dans l'ascenseur. Et je ne peux pas passer plus de douze heures sans me laver, sinon j'ai l'impression que le monde entier est au courant que je pue du nombril. Mais c'est vrai que j'ai l'air jeune, et que je ne suis plus vierge. Mon miroir m'a dit ça, ce matin. Non seulement je suis jeune, mais j'ai vraiment l'air jeune. La patronne du bar me l'a dit, elle aussi. Mais elle a dit aussi que je ressemblais pas à tous les jeunes. Pourquoi pas. Othilie n'était pas jeune, pourtant. Othilie avait quelque chose comme trente-deux ans, mais elle ne les faisait pas parce qu'elle se maquillait beaucoup et qu'elle avait un très beau corps, très souple. Othilie était une des danseuses les plus célèbres du cabaret, elle régnait sur son petit monde d'abeilles et sur les employés qui la chouchoutaient. Mais Othilie avait des problèmes. Un gosse dans son utérus dont elle ne savait que faire. Mais je crois qu'Othilie maintenant est partie au Brésil, ou quelque part très loin. Son histoire a fini en queue de poisson, car ils n'ont pas voulu me remplacer, quand je suis partie à Londres. Alors ils ont inventé cette fuite d'Othilie, qui la rapproche encore plus de moi, une dernière fois. Ou alors ce soir, dans le bar, est-ce que je m'appellerais Othilie ? Je verrais. Faudrait d'abord que je me retrouve un peu moi.


Othilie ne veut pas, Othilie se fait désirer. Ces subterfuges, à moi, me sont étrangers. Je n'ai pas le dédain de celle qui vit au cabaret. Moi je ne fais que passer, ici. Ou là, aussi. Othilie lui sourit, à l'étranger. Elle ne remarque ni les pattes grisonnantes ni les yeux vitreux de celui qui tend la patte vers elle. Il n'en est qu'un parmi d'autres, un qu'elle ne veut pas s'offrir, un qu'elle attise, parce qu'Othilie aussi, joue un rôle. Mais moi. Moi les lunettes à triple-verre me font de la peine. Les pattes plus blanches que grisonnantes me tirent un sourire qu'Othilie ne contrôle pas. Et lorsque Othilie, dans un dernier jeu de jambe, se retire derrière le comptoir, puis disparaît, il me suffit d'attendre un peu. De déshabiller la fille du cabaret et de me rhabiller. Quand je reviens, moi, je sais qu'Othilie n'est plus là du tout. Sauf dans le regard vitreux de l'homme qui ne voit pas la différence entre nous deux. Et si je m'assois en face de lui, il croit que soudain, sa soirée s'illumine. Il croit qu'Othilie s'offre à lui, et qu'entre deux minauderies, elle se laissera presser contre le ventre mou. Mais je ne minaude pas, je demande. Je demande un nom, une histoire. Je suis tout sourire, et ça le freine pourtant dans son élan. Il ne veut pas que je parle, il veut que je singe la résistance. Mais je n'ai aucune envie de résister. Je suis là, tout à lui. Je questionne. Je demande un pays, une origine, je demande une explication, une parole. Lui, lui il ne veut pas du tout parler. Il ne veut que répéter mécaniquement des phrases qu'il a entendues dans des films. Il sait très bien pourtant qu'il serait capable d'autre chose. Il ne veut pas. Mes questions l'oppressent, mes questions le gênent et l'agacent. Il sent très bien qu'Othilie n'est plus là. Et que celle qu'il a en face de lui n'est pas prête de jouer. « Alors, d'où viens-tu, comment t'appelle-t-on ? » Il grimace, il me sourit et il s'en va. Ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. Et c'est mon personnage, la responsable. Mon personnage de scène, que les habitués d'ici connaissent si bien. Othilie, la fille qui vivait dans un cabaret et qui voulait s'en sortir. Qui a une peur bleue des hommes mais ne peut s'empêcher de venir s'y frotter. Ils savent tous, pourtant, que ce n'est qu'un personnage. Ils savent tous que s'il y a bien une chose que je ne crains pas, ce sont les hommes et les humains dans l'ensemble. Mais ils se complaisent dans leur rêve que le temps de la soirée, la passionnante Othilie existe. Désolée, il n'y a que moi. Et je ne veux pas jouer, je veux savoir la vérité et vous découvrir tels que vous êtes. Quelqu'un se pose en face de moi, comme un sac de farine qu'on viendrait déposer là expressément pour me tenir compagnie. Il dit qu'il vient de Yorck et qu'on l'appelle Simon. Mais je connais trop bien le pétillement qui flotte dans ses yeux. Il croit que moi, je suis un autre jeu. Qu'on peut me raconter n'importe quoi, que je veux simplement tenir une conversation ou que sais-je. Je ne sais pas ce qu'il croit, mais je sais que c'est faux. Car normalement, les yeux des hommes ne pétillent pas lorsqu'ils racontent leurs histoires. « Ah ? Et c'est comment, York ? » Il ne répond pas. Il rit et dit que je l'ai démasqué. Il rapproche sa chaise et le raclement du meuble en paille sur le sol vient s'accrocher à mon coeur. Je n'ai pas le coeur à rire. Pourquoi veulent-ils se masquer, toujours, surtout quand ils n'ont rien à cacher ? Je bats des cils, c'est ce qu'il attend. Je bats des cils et je m'en vais. Je me réfugie derrière le comptoir, à côté d'Alice. Alice n'a pas quarante ans, elle en a trente. Elle me l'a dit, un jour que je l'aidais à nettoyer les derniers verres. La seule à qui je ne demandais rien a beaucoup répondu. Est-ce que c'est comme ça que ça doit marcher ? Alice a trente ans, mais elle aussi, elle croit qu'elle en a quarante. Car depuis quinze ans, elle tient ce bistrot. Et depuis neuf ans, elle le tient seule parce que son père est parti. Je ne sais pas si c'est un euphémisme, s'il est mort ou s'il a rejoint le mien en Australie ou n'importe où. Alice ne me paye pas, parce qu'elle n'a pas le sou. Je mange chez elle, comme beaucoup trop d'amis d'Alice, je vis presque chez elle, je fais ma vie ici, dans son café. Alice a une fille, qu'elle voit tous les dimanche. Je crois. Alice m'aime. Ca, il n'y a pas besoin de beaucoup de questions ni de beaucoup de réponses. Alice me regarde jouer, et je sais qu'elle en a toujours le coeur plus léger. Alice hoche la tête, sourire en coin, quand je lui parle d'Othilie. Et elle me dit de me chercher un job. Un vrai. Elle me donne des numéros, des plans de métro. Je grimpe les escaliers qui conduisent à mon appartement, et j'accroche numéros et plans de métro sur un grand tableau en liège. Celui des choses que je ne ferais pas tout de suite. Je redescends, on me bouscule. C'est l'homme qui ne vient pas de Yorck. Il me prend par le bras et il me dit « Je viens de Berlin, mais j'ai oublié l'allemand depuis le temps que j'ai déménagé ici » Là, je m'arrête. Je ne sais pas si Alice lui a dit que j'étais berlinoise. Je ne sais pas si le serpent a tenté de percer mon accent, je ne sais pas s'il a abandonné le masque et que le hasard fait bien les choses, mais je sais qu'on ne peut pas me parler de Berlin sans que je prenne le temps de m'arrêter. Je plonge mon regard dans le sien. « Depuis combien de temps as-tu quitté Berlin ? » Il dit que ça fait quinze ans. Comment peut-on quitter Berlin quinze ans ? Trois mois. Trois mois que je suis ici et je me gave chaque soir d'images de Berlin. J'ai rendez-vous à 20H avec la chaîne télévisuelle allemande, et je cours toujours chez moi pour ne pas manquer l'heure. En faisant bien attention de ne pas marcher sur les lignes des pavés.

abbey sa beauté n'en est que sublimée sur cet avatar, je fond
bienvenue sur sth et j'adore le début de ta fiche, le titre aussi d'ailleurs.

June Bowmann a écrit:

ton titre me donne des images comme si c'était des souvenirs bien que je ne sois jamais allée dans un cabaret de campagne ! bienvenue


ouai mais ça donne vachement envie.
abbey est abbey-esquement magnifique. j'avais un peu de mal avec elle a début, je trouve que sa beauté ne saute pas directement aux yeux. mais elle est terrible à jouer. 'fin bref, bienvenue !