« Arrête de pousser la balançoire Eze', arrête ! » M'extirpant un instant du livre dans lequel je suis plongée depuis plusieurs dizaines de minutes, je tends l'oreille, la mine impassible, pour mieux entendre les vocables stridentes qui me déconcentrent. Ma soeur, Skylar, est complètement affolée tandis qu'elle vole d'avant en arrière sur la grande balançoire du parc. Je l'observe en silence et sais pertinemment que dans moins d'une minute, elle sera complètement hystérique, le cœur dans la paume, l'âme deux mètres au-dessus de sa gueule déformée par l'effroi. « Fais moi descendre putain, j'vais crever, je te dis ! » crie-t-elle tout en se cramponnant du mieux qu'elle peut aux cordes qui l'empêchent d'être aspirée par le vide qui lui fait face. Une étrange sensation fait hisser mes poils sur ma peau : elle me transmet sa crainte. Je n'ai jamais cru à toutes ces conneries sur les enfants jumeaux et ce lien inexplicable qui les unit, je n'y ai jamais cru parce qu'il n'y a rien qui m'ait donné envie d'y croire un jour. « Ezechiel... » murmuré-je plus pour moi-même que pour mon meilleur ami, debout près de Skylar qui effleure les cieux, à une dizaine de mètres de moi. Il n'a pas pu m'entendre et pourtant, il glisse sa main dans le dos de ma sœur au moment où le balancement s'approche de lui et la retient avant de se mettre à rire. J'ai toujours adoré son timbre un peu trop grave, presque cassé, comme s'il avait passé sa vie à fumer clope sur clope, comme s'il avait passé sa vie à redécorer ses poumons. C'est sans doute un peu le cas, au fond. Il lui arrive en effet de fumer, moins par besoin que par envie, chaque fois que ma sœur et moi le poussons à bout. Et quoi que les gens s'imaginent, ça arrive à longueur de journée, de nuit même. Je ne me souviens pas d'un seul jour où ses insultes ne se seraient pas cognées contre nos corps abîmés par un destin trop dur. C'est comme ça, l'amour. On s'aime, on se déteste, on se repousse puis on se rattrape, au détour d'un autre sentier, le cœur à l'ouest, le cœur en peine. On s'insulte de façon salace parce qu'on a rien à faire et qu'on a besoin de changement, on s'insulte parce que la méchanceté nous tend la main et ensuite, on s'échoue sur le même lit, bras dans les bras, et on se murmure qu'on s'aimera jusqu'à la fin, ou simplement jusqu'à demain matin. « T'es vraiment un connard, mec. J'te hais, j'te hais de tout mon être ! » Les aboiements de Skylar m'obligent à quitter mes pensées, plutôt calmes en ce rare jour ensoleillé, et je la découvre le ruant de coups tandis que lui continue de se marrer. « Calme-toi bébé, t'es pas très belle quand tu imites Satan. » argumente le seul garçon présent ici. Ce petit parc, à l'écart du mouvement perpétuel londonien, est en quelque sorte notre petit havre de paix, bien que la paix ne soit pas un terme qui fasse partie de notre quotidien. « Viens, on va rejoindre Soledad. » Son bras s'enroule autour des épaules de ma sœur -jumelle, meilleure amie, amour- et leurs pas les amènent à moi, assise comme toujours sur l'herbe tiède qui recouvre la terre. Ils s'échouent à mes côtés, la lippe de mon meilleur ami caresse ma tempe et j'inspire doucement.

Je me demande souvent ce que je ferais s'ils n'étaient pas tous les deux là pour me tirer vers la réalité, pour me tenir éveillée dans ce monde auquel je n'aspire pas. Je me demande souvent ce que nous ferions, Sky et moi, si Ezechiel n'était pas là ? Serions-nous aussi proches ? Je ne pense pas. On n'en parle jamais, tous les trois, par principe... ou par peur. Au fond, je crois que la vérité est encrée sur nos peaux et que cela nous suffit. Ça crève les yeux que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, qu'on se raccroche à du vent pour s'empêcher de couler. Ils l'ont compris, les autres. Qui ? Cet homme qui téléphone un peu plus loin, cette femme qui joue avec son enfant en nous regardant de travers, ces jeunes amoureux transis qui se déshabillent sur le banc, ce grand-père qui va chercher ses petits-enfants à l'école, cet homme d'affaires qui joue actuellement sa vie, cette jeune fille qui promène son chien en plein milieu de Londres. Eux, vous, peut-être même nous. Tous. Jusqu'au dernier des terriens. « Ce sera quand la fin du monde ? » tenté-je, soudain beaucoup plus maussade. Comme toujours, personne ne réagit de la même façon à l'entente de mes mots. Les pupilles de Skylar se remplissent de trouille, ses poings se serrent et elle devient cette fille possédée que je ne supporte plus qu'à moitié. Eze, quant à lui, sourit simplement et finir par hausser les épaules, arborant une mine des plus taquines. « La fin de ton monde... ou du nôtre ? » balance-t-il avant de passer sa main dans ma tignasse pour l’ébouriffer. « La fin du monde, la fin du monde... Elle a toujours pas compris qu'on crèvera bien avant la fin du monde. Ils en ont après nous, on est traqué et elle passe sa vie coincée dans ses livres... » Je lève les yeux au ciel et me contente de soupirer. Skylar passe beaucoup de temps à se parler à soi-même, oubliant généralement que nous sommes à côté d'elle et que par conséquent, chacun de ses mots atteint mes tympans. Sauf que cette fois, c'en est trop. Je la déteste plus que je déteste l'humanité entière. Elle remporte à elle seule la palme d'or. Je la hais le matin, le midi et le soir, la veille et le lendemain. Le problème, dans tout ça, c'est que je l'aime presque autant alors lui arracher la langue pour lui intimer l'ordre de se la fermer et la regarder s'étouffer après me donnerait sans aucun doute envie de subir le même sort. Je la déteste quand elle glisse sa tête entre ses genoux, comme maintenant, et dit des choses qu'on ne voudrait jamais entendre. Je la déteste quand elle laisse ses trips de camée -alors qu'elle ne l'est pas- transpirer et suinter par chacun de ses pores. Je ne veux plus entendre, je ne veux plus entendre. J'attrape un baton qui traîne là et me l'enfonce dans l'oreille, sans crainte, en espérant qu'il atteindra le tympan et le fera éclater comme une balle sur laquelle trop d'ondes se répercutent. Mais j'ai jamais eu de chance, moi. Je me déchire la peau parce que j'ai mal visé, j'ai mal et ça ne change rien : je l'entends quand même, je l'entends toujours réciter sa bible, celle qu'elle s'inventait déjà dans le ventre de maman, à l'ombre des regards. C'est elle, Satan. Elle qui aura notre peau. « Elle est assise à côté de toi, bébé... La fille qui passe son temps dans ses livres, tu sais... Ta sœur. » « J'ai fait des recherches sur les relations entre jumeaux... Peut-être que t'as vraiment été adoptée Sky, peut-être que t'es bien la fille du diable. Parce que j'ai réussi à prouver aucune des théories. » Elle me tue du regard, littéralement, et s'il n'y avait pas notre voisin de palier au milieu, ses mains seraient déjà en train de serrer mon cou. Ezechiel se contente d'assister à la scène qui se déroule devant lui, comme d'habitude. Il n'y a qu'à travers lui que je discute avec ma sœur. Quand il n'est pas là, on a bien trop peur de commettre un meurtre. Heureusement, notre meilleur ami a toujours été là. Déjà à quatre ans -il en avait six-, il enlevait les poupées des mains de Skylar quand elle commençait à leur couper la tête et me retenait quand j'étais persuadée de pouvoir sauter du toit de notre immeuble afin de voler. Lui, il savait. Quoi ? Que si ma sœur continuait à couper les têtes, elle deviendrait un jour une criminelle et que si je sautais du toit, je finirais par m'écraser sur le béton de Londres. « On était peut-être pas faites pour être sœurs jumelles, après tout. On est peut-être juste une erreur de parcours... mais ça ne change rien à la fatalité : sans l'autre, on meurt. » Elle n'a pas tort, cette fois. J'ai beau dire ce que je veux, mentir comme je respire, la vérité reste qu'elle fait partie de moi et que chaque fois qu'on se retrouve séparées, plus rien ne devient plus important que de se retrouver. Encore et encore. Jusqu'à la fin. C'est peut-être juste ça, être nées au même moment : n'avoir qu'une demi-consciente qui rime avec folie, être opposées par chaque chose que le destin fout entre nos mains, se heurter à ces différences au quotidien et en oublier qu'on vient du même endroit, que le même sang court dans nos veines et qu'ensemble, on est sans doute plus forte que tous les autres. Ensemble... avec Ezechiel. Le pilier. « Ne t'en fais pas, chérie, moi aussi j'aurais aimé avoir une autre sœur. »

« Ne dis pas de conneries petit cœur, Skylar est la sœur la plus originale que Dieu ait offert. Tu connais d'autres filles qui parlent aux lampadaires, menacent de se flinguer si on leur donne à bouffer quelque chose de vert et qui communiquent avec les enfers toute la journée ? Pas moi. » Silence. « De toute façon, penser à ça ne sert à rien. Je ne compte pas partir... Il faut croire qu'il existe au moins une personne sur terre capable de s'attacher à deux timbrées comme vous. » Ses mains se glissent dans une des nôtres, de chaque côté de son corps et il laisse son dos s'échouer sur le terrain vert, nous entraînant dans sa chute. Nos deux têtes se retrouvent alors sur son torse et nos trois pairs de yeux s'échappent vers l'étendue bleu pâle qui nous surplombe. Si on m'avait dit un jour que je passerais ma vie à sourire pour eux, à exister à travers leurs rire, je peux assurer que je n'y aurais pas cru. Qui y aurait cru, d'ailleurs ? Personne. La fille hystérique qui se blesse à coups de massue, celle qui est plus calme que le silence et ne vit que pour retrouver son père... Et le mec le plus terre-à-terre qui puisse exister, celui qui n'attend plus rien de la vie, encore moins de la mort. Personne n'y aurait cru. Mais il est des choses qui ne s'expliquent, des évidences que le temps ne tue pas. Si on m'avait dit qu'on serait encore tous les trois aujourd'hui, à faire de la balançoire comme on le faisait à quatre ans, j'aurais ri jaune. Et pourtant, c'est le cas. On a toujours été trois, on est encore trois. Le trio infernal qui oblige les gens à changer de trottoir, à ne sortir qu'aux heures claires. uc