On m’a souvent répétée que je faisais des choses stupides parfois, même tout le temps. Que je n’arrivais simplement pas à me contrôler. Aux yeux de tous, j’étais trop impulsive. Comme la gamine stupide et pourrie gâtée qui croit qu’elle peut tout faire sans jamais rien subir. Je n’étais pas cette gamine. Tout d’abord, parce que mes parents n’étaient pas des bourgeois se pensant supérieurs aux autres. Nous vivions dans un modeste appartement à Londres, la fenêtre de notre chambre donnait directement sur la rue, et je me surprenais parfois à contempler le lampadaire dysfonctionnel qui se trouvait de l’autre côté. Je lui ressemblais un peu. Lorsque la nuit tombait et que la noirceur envahissait les rues, il n’éclairait rien et les passants pestaient contre lui comme ils le faisaient sur moi quand, déterminée, je m’avançais en allant dans la direction inverse à la leur et que je les bousculais avec force. Ils ne comprenaient pas ce lampadaire comme ils ne me comprenaient pas moi. Ils n’essayaient même pas. Personne n’essayait jamais, c’était un trop gros effort. Et personne n’aimait ça, faire des efforts. Alors moi, parfois, j’allais m’asseoir au pied de ce lampadaire, pour lui tenir compagnie, et j’attendais. J’attendais que le temps passe et que la nuit tombe. Et quand ma mère m’appelait de la fenêtre du salon, je me levais soudainement et sans crier gare, je traversais la route sans faire attention. J’avais plusieurs fois risqué ma vie, plusieurs fois on m’avait hurlée que j’étais folle, et, pour toute réponse, je me mettais à hurler en tapant violemment contre le capot de la voiture, avant de m’enfuir en courant. J’étais folle, en effet. Je faisais beaucoup de choses stupides. Et aucun psychologue, psychiatre, et toutes ces professions en psy quelque chose, n’avait su me diagnostiquer une maladie mentale. Pourtant, ce n’était pas anodin cette hystérie qui m’habitait depuis ma naissance. J’avais fait bien pire que de simplement risquer de me faire tuer, mais je ne l’avais dévoilé à personne. Je voulais simplement sauver ma peau et celle de ma sœur. Je voulais nous faire perdurer dans le temps, et, pour cela, j’étais prête à tout. Même à la pire des choses. Ce pouvait être beau vu sous cet angle, l’amour fraternel qui me liait à ma fausse jumelle. Mais ça ne l’était pas. J’enlevais la beauté à chaque chose que j’approchais, et je la rendais effroyable, répugnante et repoussante. C’était plus fort que moi.

J’avais douze ans. A douze ans, on est naïve, stupide, un peu rêveuse sur les bords. On voit tout en rose. La vie est belle constamment, rien ne peut briser notre bonne humeur, parce qu’on croit tout savoir et tout comprendre. A douze ans, on pense avoir tout vécu, on est amoureuse du blondinet intelligent et beau qui se trouve au fond de la classe et à qui on ne cesse de sourire. A douze ans, on joue à la poupée comme si notre vie en dépendait. Et notre vie en dépend réellement. On s’invente des histoires, une vie palpitante. Ce n’était pas mon cas. Moi à douze ans, je ne jouais pas à la poupée et je ne m’inventais pas une vie palpitante. Je n’étais pas amoureuse du blondinet que je trouvais étrange avec son sourire de travers. Je n’étais pas heureuse et encore moins rêveuse. Moi, à douze ans, je réfléchissais intensément aux moyens que j’avais pour retrouver ma sœur. Et tous les moyens étaient bons. Je lui avais promis. Je me souvenais encore du déchirement que j’avais ressenti lorsque j’avais entendu le juge déclarer que chacune vivrait avec un parent différent. J’avais vomi mes tripes sur le sol immaculé, sans aucune retenue. J’avais vomi ma haine, mon désespoir, ma tristesse, mon incompréhension, ma solitude, ma rancœur. Puis je m’étais essuyée la bouche du revers de la main et j’avais pris la main de ma sœur, plantant mes iris dans les siennes, et on avait simplement attendu. Je n’avais pas eu besoin de formuler ma promesse pour qu’elle la comprenne. Et mon père m’avait tirée par le col de mon tee-shirt et m’avait embarquée dans sa voiture délabrée. Direction le bagne. J’avais simplement eu le temps d’apercevoir un rayon de soleil s’accrocher et luire dans une des larmes qui baignait les joues de ma sœur, avant de disparaître. Aucun sanglot, aucune larme. J’avais déjà tout vomi, je ne ressentais plus rien, à part, sans aucun doute, cette haine incommensurable contre mes géniteurs, plus particulièrement contre celui qui m’emmenait plus de force que de gré. Je crois que c’est à cause de ce divorce que je suis devenue plus hystérique que jamais. Cette dinguerie qui luit dans mes prunelles n’est pas là par hasard. Elle s’est construite petit à petit, grandissant un peu plus chaque jour jusqu’à emplir toute mon iris. Désormais, lorsqu’on plonge dans mon regard, on ne voit plus qu’elle. La folie. Qui me berce chaque nuit quand je ne trouve pas le sommeil, qui me guide chaque jour vers le lieu où je dois me diriger. Et je me laisse faire telle une faible chose. Mais pas parce que j’y suis obligée, mais parce que ça me plaît tout simplement. J’aime être perçue comme la folle du quartier, celle qui fait changer de trottoir lorsqu’on l’aperçoit, celle qu’on ne confronte pas et dont on ne veut pas croiser le regard. J’intimide, j’effraie. Et cela depuis ma plus tendre enfance.

Rien n'allait plus depuis notre séparation. Je croyais mourir un peu plus chaque heure, chaque seconde. Je ressentais un étau immense sur mon cœur qui ne cessait de se serrer un peu plus. Reste l'absence, obstinément. Alors pour alléger ma peine, je fuyais de cette demeure miteuse que nous avait trouvés mon père. Et j'allais parcourir les rues de Londres sans avoir peur de quoi que ce soit. Bien au contraire. Un soir, j'étais allée jusqu'à la maison de ma sœur et je m'étais mise à hurler des heures durant son prénom. Elle n'était pas sortie pour me rencontrer. Elle était simplement absente. Je le savais, mais je ne pouvais m'en empêcher. Les larmes coulaient sans cesse sur mes joues rendues écarlates à cause du froid, et ma voix ne tarissait pourtant pas. J'extériorisais chacun de mes sentiments sans faire attention à quoi que ce soit. Puis, elle avait retenti dans mon dos. La sirène de la police. Ils avaient sans doute été prévenus par un des voisins qui avait effrayé par la gamine folle qui hurlait au clair de lune. Ils m'ont ramassée doucement, sans faire preuve de brusquerie. Et j'ai continué à sangloter comme une pauvre chose. Puis, alors que j'approchais de la voiture qui me reconduirait chez moi, je me débattis violemment, et, quand je vis une ouverture, je partis en courant pour me réfugier à un lieu qui me paraissait sûr. C'est cette nuit-là que la plus stupide idée de toute ma vie me traversa l'esprit. Et évidemment, je décidai de la garder, de la chérir, de la développer, de la jalouser, de ne la partager avec personne, et surtout de la mettre en place. Ainsi, avec un sourire qui aurait sûrement effrayé un passant, je rentrai chez moi et me glissai sous mes draps, réfléchissant encore à la meilleure manière d'utiliser mon idée.

Cachée derrière une rivière de larmes, un sourire machiavélique était posée sur mes lèvres. J'avais gagné. Gagné ma liberté. La liberté de retrouver ma sœur, de la serrer dans mes bras, de ne plus jamais la perdre. Mais j'avais payé le prix fort. Pour moi, cela importait peu, mais je lisais la tristesse dans les yeux de ma fausse jumelle, elle s'approcha, et je mimai rapidement un rictus de douleur. Ses doigts vinrent effleurer mon visage tuméfié, elle releva les manches de la veste que je portais pour observer les divers hématomes qui jonchaient ma peau blanche. « Ca doit te faire extrêmement mal. » J'hochai doucement la tête. Ca me faisait mal au cœur de mentir à ma sœur de la sorte, mais il le fallait si je voulais que ses sanglots cessent. Le juge venait de décider la sentence que subirait mon géniteur, la prison à perpétuité pour maltraitance sur enfant. Un énorme mensonge. Dont personne n'était au courant. Je m'étais tout simplement jetée dans les escaliers de nombreuses fois, jusqu'à ce que des bleus se dessinent sur mon corps. La douleur physique n'était rien comparée à celle que je ressentais depuis notre séparation. Alors j'avais fait abstraction de mes cris, et j'avais continué. Encore et encore. Quand je vous disais que j'étais folle. Et quand mon père m'avait saisie par les deux épaules et m'avait secouée en me demandant pourquoi je lui faisais tout ça, j'avais simplement montré une photographie de ma sœur, et j'avais murmuré d'une voix froide et sans cœur « Parce qu'elle passera toujours avant tout le reste. »